« Nous n’avions jamais vu ça auparavant », s’étonne encore Joachim Nahi, le président des Jeunes de Guéhiébly.
Le 18 mai, les habitants de cette petite bourgade agricole de la région du Guémon, située dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, ont vécu une grande frayeur lorsque le sol s’est mis à trembler et que des volutes de fumée ont commencé à s’élever vers le ciel.
Inquiets pour leurs plantations, les villageois ont immédiatement entrepris de rechercher la source du feu.
En remontant un terrain incliné, ils ont découvert un cratère brûlant, à l’endroit précis où se trouvait le poteau électrique d’une ligne à haute tension.
C’est ce cratère qui dégageait cette fumée, ou plutôt un gaz noir et épais ; quant au poteau, il avait été projeté dans les airs et gisait à plusieurs mètres de là.
Constatant une rupture dans la fourniture de courant, la Compagnie ivoirienne d’électricité (CIE) demande à Landry Bah Loa Bi, le sous-préfet de Guéhiébly, de se rendre sur les lieux. « J’avais senti la secousse depuis mon bureau, mais j’ai d’abord pensé à des explosifs dans la carrière de granit de Guéhiébly, explique-t-il. Les Chinois tirent souvent sur la montagne pour extraire du granit. Sauf qu’il n’y avait pas de tir prévu ce jour-là. »
La scène qu’il découvre en arrivant sur les lieux le sidère : « Le support métallique du poteau avait fondu. Le site était très chaud, avec un dégagement de gaz. Un liquide noirâtre et visqueux, semblable à de la lave, s’écoulait du cratère sur plusieurs mètres. »
Les analyses prouveront plus tard qu’il s’agissait d’une variété de quartz qui ne fond qu’à 800 °C. La question est posée : comment, au milieu d’un champ, le sol a-t-il pu atteindre une telle température ?
Alors que les conclusions de l’enquête ne sont pas encore établies, le sous-préfet alerte le préfet de région, qui à son tour prévient le ministère de l’intérieur.
Ce dernier saisit le gouvernement qui prend des mesures pour rassurer les habitants et décide d’envoyer des délégations d’experts sur place.
Cependant, des photos montrant la roche en fusion circulent rapidement sur les réseaux sociaux, provoquant une peur généralisée qui se répand à la vitesse d’un feu de forêt. « Panique et psychose à Guéhiébly », titrerait d’après le journal le Monde, le quotidien Fraternité Matin le 24 mai, annonçant « une violente explosion produite par une éruption volcanique, une première en Côte d’Ivoire ».
La chaîne d’actualité en continu 7info aurait publier un reportage intitulé « Eruption volcanique à Guéhiébly ? », sans commentaire du journaliste mais avec une succession de témoignages catastrophés. Le 28 mai, le magazine Jeune Afrique s’interroge à son tour : « L’ouest de la Côte d’Ivoire danse-t-il sur un volcan ? ». Oui, selon l’article : « L’inimaginable se réalise parfois. C’est ainsi qu’en ce mois de mai, la Côte d’Ivoire a connu une première expérience d’éruption volcanique, [avec] l’émission d’une lave vitreuse et noire écoulée sur trois mètres. »
Après coup, Landry Bah Loa Bi, depuis son bureau à la préfecture de Duékoué, reconnait que « la psychose est généralisée » parmi les riverains.
L’apparition d’un volcan dans cette région semble tellement absurde qu’elle prend des airs surnaturels, amenant beaucoup à conclure à un phénomène mystique.
Certains villageois, tels que Tahou Baou André, secrétaire général chargé du village de Diéouzon, avaient tellement peur qu’ils ont évité de s’approcher du cratère pendant près d’un mois.
Ils croyaient que c’était la colère de leurs ancêtres qui se manifestait, comme si ces derniers étaient mécontents du creusement dans la montagne.
Pendant plusieurs semaines, des experts se sont rendus sur place dans la zone fermée sur plus d’un kilomètre de rayon.
Une délégation du ministère de l’Intérieur, notamment de la direction générale de l’Office national de la protection civile (ONPC), a été suivie de deux missions conduites par des universitaires.
L’une de ces missions venait de Man, capitale régionale du Tonkpi voisin, et était dirigée par le professeur Lacina Coulibaly, directeur de l’université polytechnique de Man.
Elle comptait principalement des chimistes et des géophysiciens. L’autre mission, menée par le professeur Kader Touré, secrétaire exécutif de la Plateforme nationale de réduction des risques et de gestion des catastrophes, comprenait des experts du laboratoire de géoscience de Lamto, du Centre ivoirien antipollution (Ciapol) et même de l’Autorité de radioprotection, de sûreté et sécurité nucléaires (ARSN) basée à Abidjan.
Après l’incident, la température au sol atteint 58 °C et reste anormalement élevée jusqu’au mois de juin.
Le site est minutieusement fouillé, avec un décapage du sol et des creusements allant jusqu’à près de trois mètres sous la roche en fusion.
Dès le début des recherches, l’équipe dirigée par Lacina Coulibaly est plutôt prudente quant à l’hypothèse d’un volcan.
Tiao Mbiki Santos, de la direction régionale des mines, explique que géologiquement, la Côte d’Ivoire est située sur le craton ouest-africain, connu pour sa stabilité, rendant l’apparition d’un phénomène volcanique hautement improbable.
Les experts de Kader Touré sont plus alarmistes. Ils diagnostiquent « un volcan effusif de point chaud » ou « un volcanisme intraplaque ». Craignant le pire, le ministère de l’intérieur ordonne alors aux autorités locales de se préparer discrètement à délocaliser tout le village de Guéhiébly.
« On nous a demandé de réfléchir à un autre site mais de garder cette information secrète, rapporte Joachim Nahi. Si l’information avait fuité, tout le monde aurait fui le village du jour au lendemain. » Guéhiébly vit quasi exclusivement de ses cultures, principalement de café, de cacao et d’hévéa. « Si on avait dû partir, ça aurait été une catastrophe pour nous », résume M. Nahi.
Il faudra attendre mi-juin pour que les derniers experts quittent le site et que les différentes délégations parviennent à un consensus.
Ce sont finalement moins les analyses en laboratoire que les fouilles opérées sur les lieux qui achèvent de convaincre. Le cratère ne plonge qu’à 2,3 mètres, et en dessous, la terre est intacte.
La source de chaleur ne venait donc pas d’en bas, mais d’en haut. Les experts concluent alors que c’est vraisemblablement la foudre qui a frappé le poteau électrique et fait fondre son socle.
Le temps était globalement clément ce jour-là, mais la région est connue pour sa météo changeante, et un bref éclair n’aurait rien d’impossible. La thèse volcanique est définitivement écartée.
Depuis, la vie a repris son cours à Guéhiébly, tant bien que mal. Les villageois, tenus éloignés du site, ont repris le chemin des champs qui avaient été laissés en jachère pendant un mois.
Malheureusement, les plants de gombos sont irrécupérables, piétinés et négligés. Les pieds de cacaoyers n’ont pas pu être dégagés à temps, et il est désormais trop tard pour le brûlis, d’autant plus que la saison des pluies a laissé les sols gorgés d’eau.
Quelques agriculteurs espèrent que l’État leur accordera un dédommagement pour pouvoir tenir jusqu’à la prochaine récolte.